Cela fait plus de cent cinquante jours que les naufragés sont arrivés sur cette île et Raphaël n’a toujours pas mis un pied dans la jungle. Non, pas un. Ou peut-être que si, mais disons le clairement, il n’est jamais allé très loin. L’ancien chirurgien de Los Angeles a eu beaucoup de chance car contrairement aux autres rescapés, son rôle est de rester auprès des blessés et des survivants. Ses tâches ne consistent pas à fabriquer des armes, à lancer des flèches, à dépecer des bêtes ou à explorer l’île. Non. Lui est là, en sécurité, près des blessés. C’est ici qu’il se cache, sous la casquette d’un homme trop occupé à prendre soin des autres alors qu’il est simplement tétanisé à l’idée de mettre un pied dans cette jungle. Ils n’ont toujours aucune idée des dangers qu’ils affronteront sur cette île et … Raph n’a pas envie d’être celui qui va les découvrir.

Pourtant, aujourd’hui, le médecin prépare quelque chose de nouveau. Quelque chose qui ne lui ressemble pas. Aujourd’hui, Raphaël Hastings, rescapé trouillard, veut quitter le camp. A dire vrai, cela fait plusieurs jours que le chirurgien tente de faire comprendre à ses coéquipiers qu’il a très envie d’explorer le village abandonné découvert par les explorateurs. Ce n’est pas de la simple curiosité, c’est bien plus que cela. Raph a toujours été doué en histoire, l’ethnologie et l'anthropologie l’ont toujours fasciné et il espère sincèrement pouvoir trouver des réponses à ses questions en fouillant les ruines. Quelques jours plus tôt, s’il n’avait pas retrouvé Jenna blessée au genou, c’est sûrement avec elle qu’il y serait allé. Seulement voilà, tout ne s’est pas déroulé comme prévu. Aujourd’hui, Raph espère que l’ancienne policière n’est pas blessée. Oh, bien sûr, il ne l’a pas prévenue, mais à quoi bon ? Elle a un rendez-vous chez le médecin ? Non. Comme lui, elle est bloquée sur l’île, elle sera donc forcément disponible.

Ou pas …

- Mais où est-elle passée … grommelle le médecin en vérifiant le contenu de ses poches.

Il s’arrête à la lisière de la jungle, le regard inquiet. Son rythme cardiaque s’est considérablement emballé et le chirurgien commence à se dire qu’il aurait peut-être dû lui en toucher un mot avant de s’embarquer dans une telle aventure. Comme quoi, on peut être naufragé et être surbooké, ça arrive … Raphael souffle nerveusement, les mains tremblantes. Non, ce n’est décidément pas une bonne idée. Quitter le camp l’a toujours effrayé de toutes façons, il aurait dû s’y préparer à deux fois avant de se mettre une telle idée en tête. Le chirurgien se masse les tempes, abandonnant presque l’idée d’une petite promenade lorsqu'il entend des pas, venant en sa direction.

- Hey ! Jenna, tu es dispo pour ….

Mais ce n’est pas Jenna. Ou alors, elle a drôlement changé. Raphaël reconnaît très vite Ben qu’il a déjà soigné à leur arrivée sur l’île. Le médecin l’ausculte visuellement de la tête aux pieds, s’assure qu’il n’est pas blessé et reprend, un sourire nerveux sur les lèvres :

- Excuse-moi, j’attendais Jenna. Tu ne l’aurais pas vue ? J’avais besoin qu’elle m’accompagne …

Il désigne la jungle d’un mouvement de la main. Lui ? Sortir du camp ? Ben a de quoi se moquer. Raphaël s’interrompt, ne souhaitant pas trop attirer l’attention.

- Non tu sais quoi, laisse, c’est pas grave, sourit-il nerveusement avant de reprendre en marmonnant, c’était une mauvaise idée de toutes façons …

La nuit précédente, happé par la fatigue, Ben n’avait pu résister à l’appel de Morphée. Il le savait mieux que quiconque, la fatigue n’était pas une précieuse alliée dans cet environnement hostile. Voilà des jours qu’il parcourait les lieux, repoussant chaque fois un peu plus la frontière préétablie par d’autres explorateurs avant lui. Trop de zones d’ombres persistaient depuis la découverte des ossements et pas très au fait du collectif, l’ancien militaire voulait découvrir ce qui s’était passé sur cette île dont ils n’étaient pas les premiers visiteurs. Ajoutons à cela la disparition du jeune Jordan et nous obtenons un cocktail explosif.

Ben ne se ménageait plus, avide de découvertes et victime de son passif militaire. Dans sa tête, il fallait trouver l’ennemi pour mieux l’identifier et ainsi être à même de connaître ses faiblesses. Car oui, il y avait un ennemi, reste à savoir de quelle nature !

Mais comme à chaque fois qu’il s’endormait depuis ces derniers jours, il s’enfonçait dans ses rêves, qui n’avaient rien de doux ni d’onirique. Alors, à quoi bon appeler cela des rêves ? Il entendait des cris au loin, ceux de sa fille qui n’avait de cesse de l’appeler. Puis voilà que s’abattait sur lui une pluie métallique et un bruit tout aussi assourdissant avant que les ténèbres entraînent l’ancien militaire pour le ramener où pendant des jours et jours, il sera passé à tabac par des talibans avec que les GI américains viennent le sortir de là.

Ben revivait sans cesse le même cauchemar. Aujourd’hui encore, il se réveillait en sueur, le cœur cognant avec ardeur contre sa poitrine et la main tremblante. Il se força à effectuer quelques exercices de méditation, auxquels il n’accordait que peu de crédit, avant de se redresser. Comme à son habitude, il se dirigea vers la plage pour courir. Pour occuper son esprit, il tâchait de se souvenir de l’endroit où il vivait avec sa femme et leur fille. Il se remémorait le nom des rues, qu’il prenait le temps d’épeler tout en continuant à courir durant une bonne dizaine de minutes.

« Laisse-moi partir papa ! » Il se retourna précipitamment, persuadé d’avoir entendu la voix de Sarah avant de comprendre que tout ça n’était que le fruit de son imagination. « — Fais chier ! » marmonnait-il dans sa barbe avant de revenir près de son abri pour s’hydrater un peu. C’est là qu’il remarqua « le toubib » comme il se plaisait à appeler Raphaël Hastings. « — Mais qu’est-ce qui fous ? » Les sourcils froncés, l’Américano-Israélien observa Hasting s’éloigner du campement ; ce qui ne lui ressemblait pas, lui qui avait pour habitude de rester auprès des blessés. La grande aventure, ça n’était sûrement pas pour lui. Cependant, l’homme avait une grande utilité pour les naufragés ; même pour ceux qui ne voulaient pas l’admettre. Ainsi, Ben se refusait à laisser le chirurgien s’éloignait de sa juridiction. Levant les yeux au ciel, il s’approcha de Raphaël qui se trouvait déjà à la lisière de la jungle.

« — J’ai cru comprendre que je n’étais pas la personne que tu attendais. » L’homme semblait nerveux. Était-ce la présence de Ben qui le mettait dans un tel état ? Ou peut-être la décision qu’il s’apprêtait à prendre ? Le militaire l’observa du coin de l’œil, amusé par la situation et l’excès de bravoure du toubib qui semblait ne plus savoir où se mettre.

« — Je ne suis pas certain que Jenna soit disponible. Tu vas donc devoir trouver une autre personne pour t’accompagner. D’ailleurs, où comptais-tu aller ? J’imagine que tu es en quête de plantes pour soigner les autres. Je me trompe ? »

- Non en effet, répond-il lorsque Ben comprend que ce n’est pas lui que le médecin attendait.

Hastings se dandine sur place, un peu mal à l’aise. A dire vrai, il aurait aimé que ça ne soit pas Ben qui tombe nez-à-nez avec l’anglais. La situation est malaisante et au léger sourire de son aîné, le médecin comprend qu’il semble particulièrement amusé par la situation. Oh, il ne peut pas lui en vouloir. Raphaël n’a jamais quitté le campement, il a tout fait pour ne pas s’éloigner de l’infirmerie jusqu’ici, il y a donc de quoi rire. Ce qui est humiliant, c’est que Raphaël s’est tout de même bien préparé avant de quitter la plage. Difficile donc de faire croire qu’il n’avait pas l’intention de partir. Même un enfant de cinq ans ne le croirait pas. Hastings détourne les yeux et sourit nerveusement lorsque le chasseur lui fait comprendre qu’il va devoir trouver une autre personne pour l’accompagner dans la jungle. Oui. Mais qui ? Raph n’est pas audacieux, il n’a pas une once de bravoure et Jenna est sûrement la seule exploratrice à qui il accepterait de confier sa vie.

Raphael regrette un peu son empressement. Il est plutôt prévoyant, en temps normal, cela ne lui ressemble pas de se précipiter ainsi à la lisière de la jungle, sans avoir prévenu Jenna. Il aurait dû lui en toucher deux mots, il a l’air d’un idiot maintenant ! Un nouveau sourire nerveux étire ses lèvres lorsque Ben cherche à identifier sa destination. Et surtout, l’objectif de sa petite escapade ! Non, il n’avait pas vraiment l’intention de partir en quête de plantes médicinales, mais bon, rien ne l’aurait empêché d’en cueillir quelques-unes sur le chemin du retour. L’anglais pivote légèrement en direction du chasseur, un sourire nerveux sur les lèvres :

- Je doute qu’il y ait quelqu’un qui soit disponible, tous ceux qui sont encore au campement sont indispensables à la survie du camp. Et puis … je ne peux pas partir avec n’importe qui, j’avais besoin de Jenna parce qu’elle sait se repérer dans la jungle et parce qu’elle est déjà allée au village abandonné. Il me faudrait quelqu’un qui connaisse le chemin, je ne veux pas d’un explorateur inexpérimenté ...

Il glisse nerveusement ses doigts dans ses cheveux et pousse un profond soupir. Un explorateur inexpérimenté. Voilà un titre qui lui irait bien au jeune Hastings. Il n’est jamais allé dans la jungle mais prétend pouvoir obtenir des réponses en inspectant les ruines du village. Et puis, s’il y a bien quelqu’un que personne ne veut emmener en balade, c’est lui. Il est bien mal placé pour se montrer exigeant dans ses recherches non ? Le médecin pivote la tête, et lève les bras :

- Oui, je voulais me rendre au village abandonné, je n’avais pas l’intention d’aller cueillir des plantes. Je sais, reprend-il agacé, on n’attend pas de moi que je joue les archéologues mais … j’ai envie d’aller voir ce qui s’y trouve. Peut-être que les ruines nous donneront des réponses sur les peuples qui ont vécu ici, sur la raison qui les a poussés à partir … peut-être qu’on pourra retrouver des inscriptions et peut-être même qu’on trouvera d’autres plantes qui ne poussent pas au bord de l’océan.

Il souffle encore une fois et désigne nerveusement la plage :

- J’ai repoussé cette sortie un nombre incalculable de fois mais crois que ça ne sera pas encore pour aujourd’hui. Enfin, sauf si tu me dis qu’il y a quelqu’un ici qui saura me conduire là-bas tout en me ramenant à bon port …

Le médecin arque un sourcil, espérant, dans un petit coin de sa tête, que Ben ne saura lui donner aucun nom. Après tout, est-ce que Hastings est vraiment prêt à affronter la jungle ? Hum, ça, il en doute. Que Jenna ne soit pas là, est peut-être un signe finalement …

Un sourire victorieux se dessinait sur le visage de Ben. L’attitude du médecin en chef du camp trahissait un léger malaise quant à sa présence, mais Ben ne s’en offusquait pas. En réalité, il avait l’habitude de ne susciter que peu de sympathie, car il se tenait en retrait de la vie du camp. Il ne participait qu’à quelques explorations et se limitait aux stricts minimums en matière d’échanges. Ainsi, il ne prêtait pas attention à la réaction de Raphaël et se contentait de hocher la tête, attendant patiemment que monsieur Hastings lui parle de sa présence en dehors de sa zone de confort, à savoir l’infirmerie.

Ben continuait d’observer son nouvel interlocuteur. Du coin de l’œil, il remarqua quelques signes révélateurs du dilemme auquel Raphaël était confronté en l’absence de Jenna. Pour une raison étrange, Ben décida alors de poser quelques questions pour mieux comprendre cette soudaine envie d’aventure chez Hasting, qui était habituellement peu enclin à s’éloigner de l’infirmerie. « Pourquoi cela m’intéresserait-il ? Non, c’est juste pour faire la conversation, c’est de la politesse élémentaire », se convainquit le rustre. Mais allait-il vraiment refuser l’opportunité de partir à l’exploration à nouveau si elle lui était offerte ? Rien n’était moins sûr.

Raphaël demeurait nerveux, malgré ses efforts pour masquer son état. Cependant, il était suffisamment bavard pour susciter l’intérêt de Ben, qui se reprochait déjà d’avoir tendu l’oreille pour écouter ce que le médecin avait à dire.

« — Donc, tu cherches à te rendre au village abandonné ? » demanda Ben en croisant les bras, curieux d’entendre la réponse de Raphaël. « — Tu es assez intelligent pour savoir que ce n’est pas un endroit où l’on se rend sans raison valable, surtout étant donné que c’est une terre hostile. » Le médecin, visiblement nerveux, multipliait les gestes équivoques. « — Il se trouve que j’y suis déjà allé à plusieurs reprises. » finit-il par lâcher attendant toujours patiemment de savoir pourquoi Hasting tenait à se rendre au village abandonné ; une réponse qui ne tarda point à se faire entendre.

« — Dès que tu as évoqué le village abandonné, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas simplement d’une excursion de cueillette. », exprima-t-il avec un ton assuré, tout en maintenant un regard soutenu envers le médecin. « —Tu es personne précieuse sur le camp, et il est hors de question de te laisser partir seul dans cette aventure. », poursuivit-il, en décroisant les bras.

Il poussa alors un long soupir, conscient des risques qu’il prenait en proposant de l’accompagner. « — En tant qu’explorateur expérimenté, je peux donc t'accompagner, si cela répond à tes critères. », ajouta-t-il, regrettant déjà sa proposition mais sachant qu’il était de son devoir de protéger Raphaël.

Néanmoins, le chirurgien, agacé par les paroles de Ben, prit la liberté d’expliquer davantage les véritables raisons de cette soudaine exploration. Une raison qui surprit le militaire de carrière, qui n’hésita pas à manifester sa surprise en arquant un sourcil.

« — Effectivement, on ne s’attend pas à ce que tu joues les archéologues, et moi non plus d’ailleurs. Cependant, tout ce qui se trouve dans ce village abandonné est suffisamment intrigant pour susciter la curiosité de tous. Jusqu’à présent, je n’ai rien vu d’intéressant, mais je suppose que mes connaissances limitées dans ce domaine m’ont desservi. Avec un peu de chance, peut-être que tu pourras nous éclairer de tes connaissances. De toute façon, je n’avais rien de prévu pour aujourd’hui, alors pourquoi ne pas partir à l’aventure ? Cependant, je tiens à te prévenir qu’il y aura de la marche à parcourir et que nous devrons traverser une partie de la jungle pour atteindre notre but. Es-tu toujours partant pour cette aventure ? »