Frustré par l'inactivité latente des équipes de recherche, Andréa était assis sous l'abri commun, occupé à affuter un couteau avec un silex quand il le remarqua. Le gamin sortait encore seul de la zone du campement. Pour aller chasser, prétendait-il à chaque fois - et c'est vrai qu'il ramenait des proies, on ne pouvait donc rien lui reprocher. Sauf que le policier voyait plus loin que le bout de son nez, ou tout du moins le croyait-il, et n'avait pas manqué de remarquer qu'Ethan était le dernier à avoir parlé avec Jordan avant la disparition de ce dernier.

Aussi se leva-t-il, aussi souple qu'un félin, et s'excusa auprès des survivants qui s'étaient joints à son activité pourtant à l'origine solitaire. Se glissant dans la jungle environnante, il prit soin de couvrir le son de ses pas et de passer exactement aux mêmes endroits que le jeune pour ne pas l'alerter avec un craquement de branche intempestif. Pour une bonne filature, mieux valait connaître sa cible, et le brun avait passé les derniers jours à observer attentivement sa cible, aussi était-il sûr de sa discrétion.

Cela dit, et à sa plus grande déception, le chasseur ne faisait rien qu'il aurait pu qualifier d'illégal, jusqu'à ce qu'arrive le moment fatidique où il le vit s'engager sur le chemin de la zone hostile. Une rencontre avec des alliés potentiels, peut-être ? Qui aurait pu le dire, après tout - il passait tellement de temps dehors qu'il pouvait très bien avoir pris contact avec les habitants de l'île et leur indiquer les futures victimes à enlever.

Andréa, suspicieux ? Si peu.

Sortant de sa cachette dans le silence le plus total, le policier grignota les quelques mètres qui le séparaient de sa cible et lui attrapa le bras avant même que ce dernier n'ait eu le temps de s'équiper de son foutu arc - un avantage pour un début tout en douceur, ou pas.

— Tu cours où comme ça, gamin ? grogna-t-il dans sa barbe, raffermissant sa prise sur le bras de son suspect.

Maintenant qu'il le tenait, il ne comptait pas le lâcher, et son âge lui importait peu. Il avait déjà secoué plus jeune que lui et, même si c'était revenu le hanter plus tard, sur le coup tout lui avait semblé parfaitement naturel. Un interrogatoire musclé de plus, c'était pas la fin du monde. Puis avec un peu de chance, Ethan serait assez malin que pour ne pas l'énerver plus qu'il ne l'était déjà.

Le gamin n'était pas surpris - ça se voyait dans sa posture, jusque dans la façon qu'il avait de regarder Andréa. Tant mieux, il ne voulait pas le faire mourir d'une crise cardiaque, pas avant d'avoir obtenu des réponses. Après, c'était un autre débat. Ethan apprenait trop vite, se sentait trop à l'aise dans cet environnement hostile pour être tout à fait innocent.

— Je te lâcherai quand tu commenceras à cracher des réponses, dit-t-il en serrant un peu plus fort, à s'en faire blanchir les phalanges.

À ce rythme, sa victime s'en sortirait avec, au minimum, un magnifique bleu en forme de main sur le bras. Est-ce que le policier s'en voulait ? Pas encore. Ça viendrait, avec le temps, il le savait, mais ne pouvait pas faire machine arrière, pas quand il était si près du but. La vie d'un autre gosse était en jeu, et c'était suffisant pour faire perdre les pédales à un vétéran comme lui.

— Jusqu'où ? Jusqu'à ce que tu rencontres tes petits copains, cracha-t-il dans un sourire carnassier. Mais je suis pas suicidaire. Un contre plusieurs, on va éviter.

Avec une arme plus efficace qu'un couteau, ou plus maniable qu'un arc, il s'y serait sans douter risqué - après tout, il avait participé à des fusillades toute sa jeunesse, alors une bagarre de groupe de plus sur son CV n'aurait pas fait tâche. Mais là... Trop risqué, trop de choses en jeu. Trop de personnes qu'il ne pourrait plus protéger s'il mourait bêtement, au bord d'un lac salé, des mains de ce qu'il considérait comme un enfant et de potentiels sauvages.

S'arrêtant de parler durant quelques minutes, Andréa pondéra sur sa prochaine action. Secouer le petit ? Nan, pas nécessaire. Pas tant qu'il restait immobile, à la merci de sa propre poigne. Ce serait un geste à aviser quand Ethan se déciderait à se rebeller - car le flic n'en doutait pas, viendrait un moment où sa proie déciderait de changer de chanson et là, tous les écarts seraient permis.

— Écoute petit, t'es le dernier à avoir vu Jordan, finit-il pas lâcher d'une voix basse. Tout le camp est au courant.

Ce qui voulait dire qu'il n'était potentiellement pas que son suspect à lui - qui était encore relativement sympathique, toutes choses considérées. D'autres, plus brutaux, plus sur les nerfs aussi, finiraient pas agresser Ethan, et là, plus de retour en arrière possible, ni de réponses à obtenir. Le gamin savait se défendre, Andréa le lui accordait volontiers, mais beaucoup trop de gens étaient déjà tombés contre une foule en colère.

— Alors on va commencer par le plus simple : par où il est parti ?

Innocent jusqu'à ce qu'il soit prouvé coupable - le brun allait partir de ce principe là, même si son pays avait la fâcheuse tendance à faire le contraire. Aussi se décida-t-il à desserrer sa poigne, juste ce qu'il fallait pour ne plus faire mal au jeune homme sans pour autant perdre son emprise sur lui.

Bien malgré lui, Andréa poussa un soupir qui se transforma rapidement en grognement de frustration. Le gamin ne voulait absolument rien lâcher, et ne témoignait même pas d'un peu d'inquiétude pour sa personne, et ça l'énervait profondément. Non, pire - le jeune chasseur retournait l'accusation contre lui, comme si il avait la moindre chance de le déstabiliser. Raté. Au contraire, le brun ne fit que plisser un peu plus le front, plongé dans une intense réflexion : frapper maintenant, ou attendre encore un peu, que le gamin le provoque pour de bon. Non, non... Il était le gentil flic dans l'histoire, ce n'était pas le moment de céder à ses nerfs, d'autant qu'il les avait généralement d'acier. Néanmoins, la disparition de Jordan n'aidait pas à garder la tête claire.

— C'est pas possible d'être aussi stupide. Tu te rends compte que je dis ça dans ton propre intérêt ?

Car au final, s'il se faisait aussi brutal, c'était en partie par inquiétude pour les deux jeunes gens, le disparu et le suspect. Comme il avait tenté vainement de le faire relever à sa proie, il n'était pas le seul à s'inquiéter des dernières fréquentations de Jordan, et d'autres seraient beaucoup moins tendres que lui avec Ethan si les choses continuaient à escalader. La peur pouvait rendre les gens complètement fous. Il en était le parfait exemple.

— Si je voulais un bouc émissaire, petit, dit-il sur un ton qui se voulait moins accusateur, mais aussi plus tranchant, je n'avais qu'à ouvrir ma gueule au camp.

En parlant, il desserra légèrement sa poigne pour laisser un peu d'espace au jeune homme sans pour autant le lâcher, et encore moins lui laisser l'occasion de filer - quoique sur cette île, à moins de se réfugier à tout jamais dans la jungle, il était difficile de s'éviter totalement les uns les autres, et rien ne garantissait à sa cible qu'Andréa garderait le silence sur cet échange, quand bien même l'homme en question était-il relativement discret quant aux discussions qu'il pouvait avoir avec les autres survivants. Au fond, ils ne se connaissaient pas et le flic savait parfaitement qu'il partait sur de mauvaises bases en accusant ouvertement le gamin, mais c'était plus fort que lui - cette peur de perdre un autre enfant à des mains en apparence innocentes le rendait fou d'anxiété.

— On reprend, dit-il tout doucement. La dernière fois que tu l'as vu, par où il est parti ?

Le campement, la plage, la jungle, la haute mer peut-être ? Rien n'était à exclure, et cette unique réponse pouvait changer la donner, ou au moins lui donner une première piste. Sachant qu'il prenait en compte le fait qu'Ethan était suffisamment observateur pour s'en rappeler, Andréa fit en sorte de détendre ses muscles pour ne pas être tenté de serrer une nouvelle fois le bras fragile qu'il avait entre ses longs doigts.

— Sois précis. S'il-te-plaît, ajouta-t-il d'un marmonnement dans sa barbe.

Décidément, le gosse ne comprenait rien à rien, et ça frustrait de plus en plus Andréa. Malgré tout, il le laissa se dégager de sa poigne et se contenta de croiser les bras pour mieux toiser le jeune homme face à lui. Ce dernier était bien moins calme qu'en début de discussion, ce qui était à la fois une bonne et une mauvaise chose. La bonne nouvelle, c'est qu'il y avait plus de chances qu'il lâche une information d'apparence bénigne mais vitale. La mauvaise, c'est qu'il risquait de faire ou de dire des conneries qu'il regretterait plus tard.

— Bon. On est partis du mauvais pied, toi et moi.

C'était le cas de le dire. Intérieurement, Andréa ne parvenait pas à chasser de son esprit le fait que le gamin était suspect, même sans prendre en compte le fait qu'il avait été le dernier à parler à Jordan le soir de sa disparition. Méfiez-vous de l'eau qui dort - et il en avait le parfait exemple face à lui, avec Ethan qui ne parvenait plus à maintenir le masque du calme absolu.

— Je t'ai observé, ces derniers temps -j'observe tout le monde, donc ne te fais pas de plans sur la comète-, et je sais que tu es assez observateur toi-même pour remarquer des détails qui échapperaient aux autres.

C'était en partie ce qui faisait de lui un bon chasseur, d'ailleurs. Le sens de la discrétion et de l'observation de ce gosse étaient au-delà de la norme, et c'était justement pour ça qu'Andréa n'acceptait pas sa réponse innocente du "j'ai été me coucher et je n'ai rien vu".

— Tu as forcément noté par où Jordan est parti. Est-ce qu'il est retourné vers sa tente ? Est-ce qu'il s'est dirigé vers la jungle ? Rends-toi un peu compte, Ethan - ce simple détail pourrait faire avancer les recherches d'un bond.

Le flic avait la gorge sèche d'autant parler, ce qui n'était pas dans ses habitudes depuis qu'ils avaient atterri sur l'île. D'un autre côté, il tenait vraiment à faire comprendre à son interlocuteur l'importance même de sa potentielle réponse.

— Et plus le temps passe, moins on a de chances de retrouver ton ami.

Dans la vie réelle, si on pouvait parler ainsi, une personne était considérée comme perdue pour de bon au bout de 72 heures. Jordan avait disparu depuis un moment maintenant, et Andréa désespérait vraiment de trouver la moindre piste, même la plus minime, pour ne pas perdre un enfant de plus - un enfant de trop. Ethan, toujours lui décidément, était son seul repère, son seul espoir en la matière et, effectivement, il avait attaqué un peu trop vite, un peu trop sévèrement pour que ce dernier s'ouvre à lui facilement.

Décroisant les bras, le brun passa ses paumes sur son visage et souffla un bon coup.

— Fais un effort. Rappelle-toi.

Et peut-être -peut-être- qu'il arrêterait de le considérer comme son suspect numéro un. Ou peut-être pas, après tout - tout dépendait de comment le jeune homme allait prendre ses suppliques d'enquêteur vétéran.

Un profond soupir souleva la poitrine d'Andréa tandis qu'il décompressait petit à petit. Le gamin face à lui avait enfin décidé de jouer cartes sur table, et il ne pouvait qu'apprécier ce mieux dans leur face à face. Au fond de lui, il ne lui voulait pas de mal - il voulait juste des réponses, et sa seule piste restait la dernière personne à avoir vu Jordan en vie au sein même du camp. Bien qu'il soit déçu de ne pas en savoir plus sur la direction qu'avait pu prendre l'adolescent, il était maintenant certain qu'Ethan n'esquivait plus ses questions avec d'autres questions. L’accusation était devenue un échange entre deux adultes reconnaissant les qualités -et probablement les défauts- de celui qui se tenait en face de lui.

Malheureusement, la réponse n'était toujours pas celle que le brun attendait. "Comme s'il avait quitté le camp volontairement"... Cette phrase revenait souvent, dernièrement, et pour cause, il n'y avait aucune trace permettant d'étayer l'hypothèse du kidnapping - ou tout du moins, pas un kidnapping au sein même du campement. D'un autre côté, les choses avaient été pareilles dans le cas d'Héléna, emportée en pleine nuit dans sa chambre, et dans le cas de nombreux autres personnes disparues. Volatilisées, voilà tout ce qu'on pouvait dire de ces personnes, comme c'était le cas de l'adolescent que les meneurs s'acharnaient toujours à retrouver malgré le temps qui leur filait entre les doigts comme des grains dans un sablier.

Se décoiffant l'arrière de la tête dans un tic nerveux, le policier dévisagea son interlocuteur avant de hausser les épaules. Ethan avait été honnête, aussi le serait-il également.

— Franchement ? Je n'y crois que parce qu'on a pas trouvé de cadavre. Je me vois mal annoncer un décès à une mère désemparée sans preuve concrète.

Deux mois, pour une disparition, c'était un temps long, trop long. Déjà au bout de soixante-douze heures, la police limitait ses recherches, alors au bout d'environ mille quatre cent quatre-vingt-huit heures... D'inutiles, voilà comment les recherches auraient été qualifiées par l'administration de Boston. Mais on était pas à Boston, et Andréa avait déjà donné dans les annonces déprimantes, à devoir venir frapper à la porte des familles juste pour jouer le corbeau de malheur et les endeuiller. Sincèrement, il n'avait pas le courage d'être celui qui dirait à Louise que ça ne servait plus à rien de chercher et qu'au mieux il leur fallait attendre un signe, n'importe lequel, qui leur indiquerait la survie de Jordan. Et puis il y avait toujours tout l'ouest de l'île qui n'avait pas été exploré - l'enfant, ou son corps, pouvait très bien se trouver là.

— À moins que tu saches quelque chose que j'ignore ? ajouta-t-il d'une voix légèrement tendue.

Il n'avait quand même pas retrouvé de cadavre autre que les ossements accrochés dans la zone hostile, n'est-ce pas ? Sans aller jusque dans la paranoïa, Andréa ne parvenait pas à se sortir de l'esprit qu'Ethan en savait probablement plus que ce qu'il en disait.

Le gamin face à lui perdait patience, et ça se sentait jusque dans la posture qu'il adoptait inconsciemment. Andréa s'en rendait compte, mais ne se laissait pas démonter pour autant. S'il s'était arrêté à chaque fois qu'un témoin stressait un peu, il ne serait jamais parvenu à quelque chose de concret. Hors justement, un nom remonta de la gorge d'Ethan, un nom que le policier connaissait plutôt bien - Jeffrey. Un homme violent et rustre, qui n'hésitait pas à voler le peu de choses possédées par les survivants et était connu pour ses accès de colère.

Lorsque le jeune chasseur lui donna un coup d'épaule, le brun se retourna vers lui et le foudroya du regard avant de se radoucir. Sa réaction était normale face à l'interrogatoire qu'il subissait, d'autant qu'Andréa, d'entrée de jeu, n'y avait pas été de main morte. Aussi leva-t-il ses mains devant lui après avoir coincé son couteau de fortune entre sa ceinture et son jean, comme pour signaler au jeune homme qu'il ne comptait pas -plus- l'attaquer.

— Je ne suis pas un tueur, Ethan, se contenta-t-il de dire en emboîtant le pas au gamin tout en glissant ses mains dans ses poches. Je ne suis pas ton ennemi non plus. Je suis juste... À cran. Tout le monde l'est.

Et c'était bien là le problème. Tout le monde pointait son voisin du doigt, au point que ça en devenait fatiguant de devoir aller interroger Pierre, Paul ou Jacques sur ses événements dont ils ignoraient absolument tout. Malheureusement, beaucoup trop de gens le pointait en direction d'Ethan, et c'était un des éléments qui avait poussé le policier à l'aborder avec autant de virulence, alors même qu'il ne voulait pas le moindre mal au garçon. Étouffant un nouveau soupir dans sa barbe drue, il garda le silence pendant quelques minutes avant de reprendre plus doucement :

— Jeffrey, donc. Tu l'as déjà vu parler avec Jordan ?

Sans s'en rendre compte, Ethan venait de donner une nouvelle piste à Andréa, qui la suivait comme le bon chien de chasse qu'il était au fond de lui-même. Dans le camp, tout le monde avait parlé au moins une fois avec tout le monde, à part éventuellement les solitaires qui ne se mélangeaient pas trop au groupe en dehors de leurs besoins vitaux de nourriture et de soins. Jeffrey avait peut-être même déjà agressé Jordan sans que le meneur ait été mis au courant de l'affaire.

— Ou peut-être avec Louise... marmonna-t-il en ressortant une main de sa poche pour se gratter la barbe.

Il suffisait d'un lien, même minime, pour qu'un inconnu se transforme en danger ambulant. Lui-même en avait été témoin lors de sa longue carrière de flic - un rien déclenchait une animosité et changeait une personne lambda en meurtrier. Une parole saisie au vol, un regard un peu trop appuyé, une connaissance commune ; tout ça suffisait. Le problème dans la théorie de Jeffrey, c'est qu'Andréa voyait mal l'adolescent le suivre dans la jungle ; il n'aurait quand même pas eu confiance à ce point-là, si ? Car si quelque chose s'était passé, c'était forcément hors du camp, où il n'y avait pas de trace de lutte quelconque, et probablement dans un coin suffisamment éloigné pour que personne n'ait pu entendre quoique ce soit, ce qui n'était pas bien compliqué en pleine nuit quand tous les autres survivants dormaient ou allaient se coucher.

C'est bien malgré lui qu'Andréa lâcha un rire amusé à la dernière réflexion de son innocente victime - et avec ce rire, c'est toute la personne du grand brun qui se détendit d'un coup, comme si rien ne s'était passé pour en arriver là.

— Restons sérieux. Si je devais me méfier de toutes les personnes qui ne t'inspirent pas confiance, je devrai me résoudre à interroger plus de la moitié du camp. Je me trompe ?

Sur ce point, le policier pensait avoir raison. Ethan était bien trop observateur pour se laisser avoir par l'apparence de bonne conduite de certains. Au contraire, il pensait même que le gamin avait déjà fait le tour de tous les survivants et s'était forgé une idée sur chacun d'entre eux, sachant pertinemment desquels il devrait se garder et desquels rester proches. Dans l'absolu, le flic se doutait même du fait que, suite à son interrogatoire un tantinet musclé, il se trouvait dans la première catégorie. Bah ! Un détail. Il aurait bien d'autres occasions de prouver au jeune chasseur qu'il ne représentait pas un danger tant que rien de plus ne l'incriminait. Quoiqu'en vérité, il vivrait mal la découverte du corps de Jordan, si un jour ils finissaient pas retrouver ce dernier. Restait à espérer de le découvrir en un seul morceau, et vivant de préférence, pour ne pas avoir à affronter de lui-même sa propre noirceur intérieure.

— Cela dit, je crois que tu as raison, rajouta-t-il d'un ton qui se voulait rassurant. Je creuserai la piste.

Jeffrey était du genre à déclencher des bagarres à la moindre contrariété, et à voler ce qui ne lui appartenait pas, ce qui n'était pas du goût d'Andréa qui avait déjà dû le rappeler à l'ordre plusieurs fois, sans grand succès jusque là. Et après toute la pression qu'il avait mise sur les épaules d'Ethan ? Il ne doutait pas une seule seconde que ce dernier soit honnête avec lui. Cet état de fait ne le retirait pas nécessairement de la liste de ses suspects, mais réduisait largement les risques de le voir poursuivi à travers la jungle tous les jours juste pour s'assurer de ce qu'il pouvait trafiquer.

— Bon, pour être honnête, je n'ai pas été très juste avec toi. Attention, je vais pas m'excuser mais, comme on dit, on paye les pots cassés.

En somme, Andréa était prêt à assumer la portée de ses actes et ne s'attendait pas au pardon immédiat de son interlocuteur, ce qui était la réaction la plus sensée qu'il avait eue depuis qu'il l'avait attrapé sans prévenir. Qui vivra verra, et il aurait d'autres occasions de montrer au petit qu'il pouvait aussi être fiable, et que c'était précisément cette qualité qui l'avait mené là où il était présentement dans la hiérarchie chaotique du camp.

— Tu comptes toujours retourner au campement ? se renseigna-t-il avec une véritable forme d'innocence.

Après tout, si Ethan l'avait quitté en premier lieu, c'est qu'il avait quelque chose à faire en dehors. Chasser, par exemple. Lui, pour sa part, n'avait concrètement plus rien à faire, à part éventuellement accompagner le gamin méfiant qui lui servait de vis-à-vis, si ce dernier était encore d'humeur à supporter sa présence.

Au fond de lui-même, Andréa était soulagé de voir Ethan lui accorder une certaine forme de pardon. Bon, il n'était pas stupide non plus, aussi bourru qu'il fut - il se doutait bien que le gamin garderait toujours cet échange dans un coin de sa tête, mais il ne l'utiliserait pas contre lui. Le brun pensait que le jeune chasseur n'était pas du genre à rechercher le conflit, loin de là, même s'il n'était pas non plus le type à se laisser gentiment faire jusqu'à ce que la corde casse. C'était un point que le policier n'oublierait pas non plus, le moment venu. Il classa alors son interlocuteur dans le lot de ceux qui ne feraient pas demi-tour si le pire venait à arriver.

— Le lapin ? Bonne idée, ça fera du stock pour combler les vols.

Bien sûr, ça impliquait que sans arc, Andréa serait parfaitement inutile à son vis-à-vis en matière de chasse, mais ce n'était qu'un détail. Ce qui l'intéressait, c'était de voir le jeune homme à l’œuvre, pour juger de sa capacité à se défendre le moment venu - et là, il ne pensait pas à lui-même, mais bel et bien à ceux qui murmuraient dans le dos d'Ethan ou, pire, les potentiels habitants de l'île.

— Dis-moi... Attention, c'est pas un interrogatoire, je suis juste curieux, s'empressa-t-il d'ajouter pour donner le ton de la conversation avant que ne vienne le moment de se taire pour mieux traquer le gibier. T'as déjà dû te défendre contre une personne ?

Se dirigeant déjà vers la jungle, Andréa se retourna de moitié pour jauger de la réaction du chasseur. Il lui suffisait d'un rien, un froncement de sourcils, un tic au coin des lèvres, un regard fuyant, pour obtenir une réponse, mais il préférait de loin l'obtenir à la loyale, de bouche à oreille, pour prouver au gamin qu'il n'était pas aussi dangereux qu'il l'avait laissé paraître de prime abord avec sa façon de le traiter.

Malgré la curiosité qui maintenant le rongeait, Andréa restait ce qu'il était : un homme d'action. Aussi retomba-t-il dans un mutisme total lorsque son jeune compagnon lui fit signe de se taire. À l'affût, il réalisa que des bruits discrets indiquaient la présence d'un petit gibier dans les environs - c'est donc tout naturellement qu'il suivit le mouvement d'Ethan en s’accroupissant, mains sur les genoux, et regarda la scène se dérouler devant ses yeux. L'animal n'avait aucune chance, le jeune homme savait exactement ce qu'il faisait. Encochant souplement sa flèche, ce dernier visa avec une patience d'ange et relâcha la corde pile au moment où l'animal s'apprêtait à repartir pour sa ballade journalière. Touché en plein saut, le lapin retomba lourdement sur le sol d'où il ne bougea plus. Une mort propre et rapide.

Andréa laissa échapper un petit sifflement approbateur avant de se redresser pour suivre le gamin jusqu'à son butin. Voilà qui était bon à savoir. Ethan n'était donc pas le genre à sortir pendant des heures pour rien ; une cible, un mort, la base de toute bonne chasse... Ou de toute bonne défense. En parlant de défense, son interlocuteur lâcha quatre petits mots dans un rire qui en disait long.

— Ça compte, dit-il sombrement en se penchant vers le cadavre de l'animal. Les moins dangereux ne sont pas toujours extérieurs à la famille.

Son ton était légèrement amer. Même s'il n'avait jamais souffert des coups de son père, il était bien placé pour savoir que la violence psychologique pouvait aussi faire des dégâts, et que l'absence se changeait vite en abandon. Tout ça pour revenir tout sourire quand ça l'avait arrangé... Andréa se racla la gorge, préférant enchaîner sans s'appesantir sur le sujet, pour leur bien à tous les deux - et parce que ce n'était pas sa place que de chercher à en savoir plus si Ethan ne souhaitait pas développer de lui-même.

— Pour être honnête avec toi, si je te demande ça, c'est parce que je pense qu'on va devoir se défendre dans pas très longtemps, et je ne te parle pas d'animaux sauvages.

Pensif, il caressa doucement la fourrure du lapin, sentant déjà la chaleur s'échapper de ce petit corps qui n'avait rien demandé. Le policier n'aimait pas la mort, quelle que soit sa forme, et avait toujours fait son possible pour s'en tenir éloigné depuis la découverte du corps de la petite Héléna, qui l'avait traumatisé. Il s'acharnait à garder en vie tout un chacun, victimes ou suspects, parce que ce n'était pas dans sa nature de tuer. Mais d'un autre côté, si les siens étaient menacés, ou sa propre vie... Hors il considérait les survivants du campement comme sa nouvelle famille - une famille recomposée et pleine de problèmes, mais une famille quand même.

— S'il s'avère que mes soupçons sont fondés - et partons du principe qu'ils le sont, mieux vaut prévenir que guérir -, j'aimerai que tu fasses partie des défenseurs.

Après une courte pause, il rajouta ;

— Et si tu t'en sens capable, ce ne serait pas de refus que tu aides Allison à former les survivants au tir à l'arc. Vous ne seriez pas trop de deux.

Parce qu'Andréa sentait, au fond de ses tripes, que personne n'était prêt pour la tempête à venir. Parce que c'était une chose que de tirer sur une cible immobile constituée de bois, et une autre de devoir pointer sa flèche sur le cœur battant d'un homme en mouvement.

Bien sûr, Andréa ne s'attendait pas à ce que le jeune homme abandonne définitivement son rôle de chasseur. Non, bien sûr que non ; qui d'autre ramènerait autant de proie que lui, sinon ? Ethan était l'un des principaux, si pas le principal, veneur du campement. Mais sa maîtrise du tir à l'arc était un atout précieux pour le groupe de survivants en cas de crise, et il fallait qu'il s'en rende compte.

Le policier détourna finalement son regard du cadavre de l'animal tout en le saisissant par les pattes arrières, se redressant pour faire face au chasseur et lui tendre sa prise - il ne comptait pas voler les lauriers de son compagnon alors que son tir avait été si parfait.

— Pour ne pas te mentir, on a pas de plan d'action précis, commença-t-il prudemment.

Pour être plus précis, les meneurs n'avaient même pas de plan d'action du tout. Le mieux serait de faire une réunion, de discuter des possibilités, mais c'était comme si personne n'avait le temps pour faire les choses en bonnes et dues formes.

— Ce que je vais te dire est donc à prendre avec des pincettes - ce n'est que mon avis personnel.

Ce qui voulait dire également qu'il pouvait y avoir des failles grosses comme une maison dans son plan, tant que personne n'était passé derrière pour reboucher les trous.

— De mon point de vue, on devrait entraîner toutes les personnes valides à pouvoir se défendre en cas d'attaque. L'idéal serait également de mettre en place des tours de garde, au cas où quelque chose arrive durant la nuit. Ensuite, pour prendre l'avantage, le mieux serait de partir de nous-même à la rencontre de ces prétendus habitants de l'île - si ça en est. Mais tout le monde a trop peur pour ne serait-ce qu'aller s'enquérir des bruits qu'on peut entendre autour du camp.

C'était pourtant simple comme bonjour - entendre les cris semblables à ceux d'un loup, repérer la direction, aller voir. Mais même ça, ce n'était pas dans les cordes des survivants pour le moment. À croire que faire l'autruche serait plus efficace.

— Et toi, qu'est-ce que tu ferais ?