Ben s’était levé aux aurores pour courir un peu avant de faire quelques pompes. Il avait besoin de se maintenir en forme, mais plus encore, de s’enfermer dans un semblant de quotidienneté pour ne pas perdre la boule. Ce n’était pas grand-chose, mais cette rigueur lui permettait de se donner des objectifs et de ne pas être à la solde du temps perdu. Et puis il y avait la chasse. Terrestre ou aquatique, il lui arrivait quelques fois de faire acte de présence. Depuis peu, il consentait même à fournir quelques efforts ; infimes pour le commun des mortels et presque insurmontables pour lui. Il avait aussi repris la cartographie. Fort de ses multiples explorations, il enrichissait sa propre base de données. De plus, depuis la disparition de Jordan Bennett, il n’avait de cesse de s’enfoncer de plus en plus, au grand dam des donneurs d’ordres, jeunes blancs-becs prétendument charismatiques pour certains.

D’ailleurs, il en observait certains du coin de l’œil. « — Eh bah dis donc ! » maugréait-il dans sa barbe. Si certains avaient une utilité réelle, l’on pouvait se demandait ce à quoi pouvait servir celles et ceux qui restaient assis au soleil. « — Parasites ! » Mais Ben avait sûrement mieux à faire que de se répandre en médisances. Ainsi, il reporta son attention sur sa dernière réalisation cartographique. Malheureusement pour lui, la quiétude du moment n’avait pas vocation à perdurer et voilà que déjà on mettait à mal son activité.

« — Tu sais que les gens civilisés, commencent par saluer leur interlocuteur ? »

Andréa venait de s’approcher et cherchait à se montrer discret dans la proposition. Ben observait le collectif au loin, en faisant mine de n’avoir rien entendu. Puis il délaissa sa carte tout en récupérant en douce le couteau qui ne le quittait plus depuis leur arrivée sur cette île perdue. Il récupéra également son arc de fortune qu’il aurait bien échangé contre un fusil à lunette, son arme de prédilection. Malheureusement pour lui, l’avion était dépourvu de ce genre d’armement.

Il avait dit les mots magiques. Exploration ! Le son était harmonieux aux oreilles de Ben, autant que la perspective de s’enfoncer plus loin en zone hostile, pour y découvrir un semblant d’explication quant à la présence de divers ossements et des ruines d’habitations passées. Mais il savait aussi que le fait de se la jouer solitaire était de moins en moins bien vu au sein des naufragés et plus encore pour celle et ceux qui s’imaginaient être les leaders de ce semblant de société nouvelle.

Fin prêt, il se redressa alors que déjà son interlocuteur lui faisait face, bien décidé à quitter les lieux. « — Je n’attendais que toi ! » lâcha Ben qui observa le soleil un court instant. « — Ne trainons pas. Il est à son zénith, ça nous nous laisse au bas mot, cinq à six heures. »  Et c’est ainsi, sans plus de cérémonial, que Ben consentit à suivre Andréa.

« — Ok ! Ça nous fait un point commun alors. Mais j’imagine que si tu me l’as demandé, c’est que tu as essuyé quelques refus en amont. Je me trompe ? »

Il restait dans le sillage d’Andréa, écartant à son tour les quelques fougères qui se présentaient à lui. Ben n’était pas vraiment à l’aise, mais ne laissait rien paraître. Pour dire vrai, il n’avait pas l’habitude d’être accompagné lors de ses sorties. Malgré tout, quelque chose l’amenait à penser que l’homme à ses côtés était fiable, assez pour le suivre sans se poser de questions.

« — Tu as des nouvelles à propos de la disparition du gamin ? » Puisqu’il fallait engager la conversation, autant le faire avec des sujets actuels.

Ben n’avait pas vocation à être sociable, depuis des années. La vie ne l’ayant pas épargné, il lui était désormais difficile de s’attacher à quiconque se donnait la peine d’essayer. Pour dire vrai, perdre encore quelqu’un dont il serait proche était sans doute sa plus grande peur. D’où le fait qu’il est sciemment choisi la solitude, aussi pesante soit-elle. Mais le souvenir de son passé le hantait parfois, il se surprenait même à entendre au loin, les éclats de rire de Sarah, voire son visage dans quelques songes. Force est de constater qu’elle lui manquait terriblement et qu’il se demandait quand il allait enfin pouvoir la retrouver. En attendant, il était ici avec d’autres survivants qui essayaient tant bien que mal de survivre au crash et à tout ce que cela engendrait.

Andréa faisait partie des leaders incontestés. Charismatique, à l’écoute et jamais avare de bonnes idées. Ben l’avait observé de loin et lors des quelques explorations dont il avait assumé la responsabilité. Il savait mener sa barque, mais il se trainait cette obscurité quasi invisible du commun des mortels. Il y avait de la noirceur en lui, le genre que l’on sent quand nous même nous nous y confrontons tous les jours. Et c’est cet aspect du personnage, qui fascinait Ben. Il se reconnaissait un peu en lui, même s’il se refusait à le faire entendre. Et voilà pourquoi il accepta sans encombre de suivre Andréa pour mener une exploration officieuse.

Très rapidement, les deux rustres s’éloignèrent du campement pour se rapprocher de la jungle et ainsi s’y enfoncer pour rejoindre la partie ouest de l’île ; ce qui prendrait au bas mot deux heures avec une cadence moyenne. Il en fallait plus pour ébranler Ben ; voilà pourquoi il avait été choisi d’ailleurs. Ça oui, il n’était pas le genre de personne à se plaindre ni à poser trop de questions et puisqu’il attribuait un semblant de confiance à son interlocuteur, il n’en voyait pas l’intérêt. Alors, il se contenta de le suivre, prenant garde cette fois, à ne pas tomber sur un animal susceptible de mettre à mal leur survie, comme ce fut le cas avec Louise Bennett.

« — La peur nous empêche d’avancer » lâcha-t-il presque las avant de rebondir sur les dernières paroles d’Andréa. « — Tu m’as choisi parce que tu ne voulais pas jouer les baby-sitters. Mais tu ne voulais pas non plus être seul dans cette exploration officieuse. J’apprécie ! » Rares étaient celles et ceux qui l’avaient ainsi considéré jusqu’alors. Et il est vrai qu’il n’aspirait pas la confiance, mais peut-être fallait-il juste lui laisser sa chance.

Ben continuait à fermer la marche et ne s’offusquait pas de causer à un dos. La jungle étant ce qu’elle est, il était préférable de ne pas marcher côte à côte pour ne pas se laisser distraire trop facilement. Et puis, de toute évidence, Andréa semblait bien décidé à prendre la tête de l’expédition. Cependant et parce que le silence peut vite devenir pesant, Ben lança les hostilités en tentant de glaner quelques informations sur la disparition du gamin, qui occupait tous les esprits. Et à en juger par le soupir sans fin que faisait entendre Andréa, les nouvelles étaient mauvaises, car inexistantes.

« — Je pense que nous devrions malheureusement nous préparer à retrouver un cadavre. » Ben se contentait d’exposer des faits, mais il n’en demeurait pas moins amer et songeait à cette pauvre Louise et à tout ce qu’elle traversait. Oui, aussi fou que cela paraisse, l’ancien militaire, qui tâchait de ne rien laisser paraître, n’était pas insensible à la douleur de cette mère.

« — Quand tu parles du dernier à l’avoir vu, il est question d’Ethan ? J’ai eu l’occasion de lui parler. Il était tendu, non pas par culpabilité, mais parce qu’il supporte difficilement d’être constamment pointé du doigt. Il n’avait aucun intérêt à le voir disparaître ni aucun mobile pour attenter à la vie de Jordan. Je pense qu’il dit vrai ; mon instinct ne me trompe pas en général. Quant à la mère du gosse, son monde est en train de s’écrouler sous ses pieds. Alors j’imagine que pour l’instant, elle va mal et qu’elle s’enfoncera tant qu’elle n’aura pas de réponses. Et les autres, qu’est-ce qu’ils pensent de tout ça ? »

Ben n’avait de considération pour personne ; enfin presque. Disons que depuis peu, sa rudesse s’était imperceptiblement amoindrie. Un changement si infime que même lui ne l’avait pas remarqué, ou peut-être cherchait-il à se convaincre du contraire. Après tout, il avait un semblant de réputation à entretenir ; celle du rustre solitaire, qui parle peu et ne cherche pas à attirer l’attention sur lui. Mais la situation étant ce qu’elle, l’ancien militaire devait faire quelques concessions ; et voilà pourquoi progressivement, sa rudesse s’amoindrissait. Mais ne crions pas « victoire » trop vite. Rares étaient ceux qui pouvait prétendre avoir un semblant d’échange avec l’ancien agent du Mossad et Andréa en faisait partit.

Pour une raison qu’il était pour l’heure incapable de comprendre, Ben respectait Andréa ; assez pour accepter son invitation et donc le suivre vers un horizon inconnu. Il faut dire qu’il n’était pas le dernier pour jouer les explorateurs et tenter de découvrir l’île plus en profondeur. Depuis la découverte des ossements et de quelques habitations abandonnées, l’Américano-Israélien s’était convaincu de l’imminence d’un danger à venir. Ainsi, depuis peu, il intensifiait ses explorations au risque de paraître suspect pour les plus observateurs.

Andréa parlait peu, ce qui contrastait avec l’ensemble des survivants qui, pour la plupart, semblaient bien incapables de s’enfoncer dans la jungle sans émettre la moindre parole. Voilà pourquoi Ben exécrait les explorations en groupe ; beaucoup de bruit pour rien. La plupart, peu habitués aux milieux hostiles, cherchaient à se rassurer comme ils pouvaient, alors que la logique aurait voulu qu’ils la bouclent.

Andréa avançait prudemment et répondait presque de manière expéditive aux répliques de son interlocuteur ; qui ne s’en offusquait pas, bien au contraire. Cela lui permettait également de se focaliser sur l’environnement et se prémunir d’un potentiel danger. Cependant, lorsque la disparition de Jordan fut évoquée, ainsi que les suspicions qui pesaient sur Ethan, le flic fut moins avare en paroles après que Ben ait pris le risque d’exposer son point de vue quant à la culpabilité du jeune homme au centre de toutes les conversations sur le camp.

« — Je sais que les soupçons pèsent sur ce gosse. Les regards et les messes-basses ne trompent personne. Personnellement, je ne suis pas pour le fait de se rendre justice soit même. Je ne dis pas non plus que je suis du genre partisan de cette belle et inébranlable justice. Mais je pense avant tout que pour trouver un coupable, il ne suffit pas de pointer du doigt. Tu es flic non ? Tu sais donc qu’une enquête constitue la base d’une investigation. Il faudrait faire comprendre à tous ces joyeux lurons que pour l’instant il n’y a aucune véritable preuve qui nous permette de désigner Ethan comme le coupable de quoi que ce soit. Il est primordial qu’on ne cède pas à un système bestial, guidé par les sentiments des uns et des autres. »

Ben venait ainsi d’achever son monologue. Il s’était exprimé sans entraves et avait, de ce fait, donné son point de vue sur la situation. Et alors qu’il s’apprêtait à reprendre la marche et le mutisme, Andréa se risqua à formuler une première question en mettant en lumière un certain Jeffrey, un solitaire qui, contrairement à Ben, n’était pas du genre à se faire oublier.

« — Ce n’est pas le type qui vole de la nourriture et cherchent à tout garder pour sa poire ? Si effectivement c’est lui, il y a peut-être matière à creuser. » Mais la réplique à peine entamée, un mouvement suspect dans les broussailles attira l’attention des deux explorateurs. Andréa cessa de parler et se servit de gestes assez clairs pour que le blond les comprenne. Sans attendre, l’ancien militaire se saisit à son tour, de l’arc de fortune qu’il avait construit avec les moyens du bord. Andréa venait quant à lui de bander son arc et semblait prêt à tirer.

Le cœur de Ben cognait contre sa cage thoracique, comme lorsque le boa constrictor s’était un peu trop entiché de son épaule. Cette fois, il était sûr de ne pas croiser la route d’un reptile, la menace n’en demeurait pas moins présente. À nouveau, la végétation se mit à bouger avant qu’enfin l’animal se présente à eux. Ben avala sa salive presque bruyamment en constatant qu’il s’agissait d’un félin. À son tour et malgré la beauté de l’animal, il arma son arc, banda la corde. Il était à peu près sûr de viser entre les deux yeux du fait de son passif de sniper, mais l’hésitation semblait l’habiter.

« — Un mot et je peux m’en charger ! » murmurait-il alors à son interlocuteur pour que ce dernier l’aide à trancher.

Être en compagnie d’un leader n’était pas coutumier pour Ben, ni en compagnie d’autrui d’ailleurs. Sauf ces derniers temps où une force invisible semblait le pousser à sociabiliser. Et si de prime abord, cela avait déplu au rebelle, force est de constater que ce n’était pas si horrible que de passer un peu de temps, avec des gens utiles qui plus est. Et puis, il ne pouvait se résoudre à rester ad vitam æternam seul dans son coin, sauf bien sûr si la survie n’était plus sa préoccupation. Mais penser ainsi, c’est accepter une mort lente ; chose à laquelle Benjamin Levy refusait tout bonnement de souscrire. Il avait donc accepté d’accompagner Andréa, sans omettre les dangers auxquels ils s’exposaient en s’enfonçant davantage, quitte à aller là où personne ne s’était risqué à mettre les pieds après avoir découvert quelques ossements. Il en fallait plus pour effrayer Ben et notamment Andréa à l’origine de la démarche. Ce type semblait robuste et le fait qu’il soit flic, incitait le rebelle à avoir confiance ; bien qu’il soit au fait de l’existence des ripoux et de leurs méthodes peu glorieuses. Mais le brun ne semblait pas appartenir à cette engeance de la pire espèce. Ben l’avait observé à quelques reprises, il savait mener ses troupes, s’intéressait aux autres et pensait au collectif bien avant de penser à lui. Bref, un leader né !

La conversation qui avait le mérite d’exister s’articulait autour du jeune Ethan, devenu bien malgré lui, le centre de bon nombre de préoccupations. L’instinct de Ben l’incitait à penser que le jeune homme, bien que pourvu d’un caractère affirmé, n’avait rien à avoir avec la disparition de Jordan, que cela n’était qu’un mauvais concours de circonstances. Il était la dernière personne à avoir vu le gosse. Sans éléments tangibles, il était plus facile de rejeter la faute sur le coupable tout désigné. À quoi bon chercher en de telles circonstances ? C’était affligeant, comme peuvent l’être les enquêtes bâclées, qui incitent à fermer un dossier alors que l’on vient à peine de l’ouvrir. Tout n’est que facilité !

« — En de telles circonstances, il n’y a rien de pire que la vindicte populaire. Et puis les gens se laissent dominer par la peur. Il n’y a rien de pire que de laisser nos émotions prendre le dessus, au détriment de la raison et de la justice. Enfin bref, je vais t’épargner les grands discours, mais je pense qu’on devrait faire attention. »

Faire attention c’est bien de ça qu’il était question à présent, mais dans un tout autre registre. Les deux hommes se trouvaient en présence d’un félin, que jadis Ben se serait fait un plaisir d’observer de loin. L’animal était imposant autant que majestueux, mais prenable à deux ; encore fallait-il s’entendre. Dorénavant, chaque geste, chaque regard, chaque respiration avaient son importance. Ben restait à l’arrière, une position qu’il ne connaissait que trop bien, lorsqu’il était amené à être sur le terrain. La main sur la corde qu’il bandait avec férocité, il attendait le signe fatidique pour loger la flèche dans sa cible mouvante. Andréa, qui venait d’avancer, s’exposa au feulement de l’animal. C’était le signal ! Ancré au sol, l’œil gauche fermé (vieille habitude) Ben prit une grande inspiration avant de laisser la flèche fendre l’air avec force pour enfin s’enfoncer précisément là où elle devait être. Sa main n’avait pas tremblé et jamais l’hésitation ne l’avait atteint, tout comme l’émotion qui n’hésitait plus en de telles circonstances. C’était tuer ou être tué et dans ces moments-là, Benjamin Levy était éhontément dangereux.

Tout s’était passé si vite, assez pour qu’Andréa demeure en position défensive, prêt à livrer un corps à corps dantesque pour abréger les souffrances de l’animal. Sans la moindre émotion et avec une rapidité incroyable, Ben décocha une seconde flèche. L’animal poussa un effroyable râle avant de se laisser tomber au sol, ce qui laissa à Ben, le temps de revenir à lui, sans cette froideur qu’il adoptait lorsqu’il devait abattre une cible. « — C’est terminé, je crois ! Reste à bonne distance au cas où ! » Avec un fusil, les choses auraient été si simples. Malgré tout, l’adrénaline était présente, assez pour que Ben ressente au centuple, la folle cadence des battements cardiaques. Il ne pouvait nier aimer ce genre de sensations ni le fait d’être encore capable de tant de précision dans l’exécution du geste avec une arme aussi primaire.

« — On devrait rester sur nos gardes. Il y a de fortes chances que l’on croise d’autres prédateurs de ce type. C’est là que je regrette de ne pas avoir une arme de précision pour nous éviter ce genre de frayeur. Du coup, on fait quoi ? On le laisse et l’on continue ? »